Commentary

2024 / 09 / 01 (Sun.)

Dégradation de la situation au Sahel : Contexte et perspectives, l’interview d’Alain Antil (ROLES Commentary No. 32)

La situation en Afrique de l'Ouest est devenue instable, avec une série de coups d'État au Mali, au Burkina Faso et au Niger. M. Alain Antil, expert de l’Institut français des relations internationales (Ifri), explique le contexte et les perspectives de cette région. Selon lui, les différents indicateurs dans la région montrent qu'il faut être pessimiste.
(Propos recueillis par Norito Kunisue)

Alain Antil est chercheur et directeur du Centre Afrique subsaharienne de l’Ifri. Né en 1970, il travaille sur les questions politiques mauritaniennes, sur les questions de sécurité au Sahel et participe aux travaux de son équipe sur la recomposition de la place de l’Afrique subsaharienne dans les relations internationales. Il enseigne à l’Institut d’études politiques (IEP) de Lille et à l’Université de Paris I.
M. Alain Antil https://www.ifri.org/fr/a-propos/equipe/alain-antil


-- Le domino récent des coups d'État en Afrique de l’Ouest, au Mali, au Burkina Faso et au Niger est étonnant et inquiétant. Mais la plupart des gens ne comprennent pas les véritables raisons. Y a-t-il un phénomène commun derrière cela ?
Alain Antil : La première chose, c'est que je distingue ce qui se passe au Sahel des autres coups d'État en Guinée ou au Gabon. Ils n'ont pas du tout les mêmes dynamiques, même si le résultat est le même. Au Sahel, c'est devenu une tendance forte depuis dix ans, puisque si on additionne les coups d'État et les tentatives de coup d'État, on arrive pratiquement à onze. J'ai inclus le Mali en 2012, en 2020 et 2021, le Burkina Faso en 2015, en janvier et en septembre 2022, le Niger en 2010 et 2023, aussi les tentatives de 2020 et en 2021, et le Tchad une tentative de 2019 et en 2021 quand le fils de Président Déby a succédé à son pere alors que légalement, c’était au président de l’assemblée national d’assurer l’intérim. Donc, c'est une vraie tendance, et je l'interprète de la manière suivante : ces pays suivent des trajectoires économiques et sécuritaires très compliquées. Il y a, au sein de l'armée et de la population, une grande colère vis-à-vis des gouvernements et de leur principal allié, l'ancien colonisateur français.

-- En effet, ces régimes putschistes sont toujours de farouches détracteurs de la France, ancien État souverain colonial.
Alain Antil : Une des clés pour comprendre le sentiment anti-français, qui est à mon avis très important, c'est que, dans l'esprit des gens, il n'y a pas forcément de distinction entre les dirigeants de leur pays et les Français. Pour eux, c'est une seule entité. Les dirigeants des pays sahéliens étaient perçus comme des personnes travaillant pour la France, nommées par la France, et il était difficile pour les populations de distinguer la France des élites dirigeantes de ces pays. Tout était mis dans le même sac. Cela explique la virulence des discours anti-français. Quand les gens constatent la corruption des gouvernements civils renversés, ils pensent que si Paris avait voulu que cela soit autrement, elle en aurait eu les moyens. Donc, selon eux, tout ce qui arrive de mal à ces pays est, en dernier ressort, la faute de la France. Il y a ce mélange dans l'esprit des gens qui explique en partie cette colère contre la France, d'autant plus que cela est instrumentalisé par certains dirigeants, opposants, militaires, et évidemment par les Russes.

« La France comme bouc émissaire »
-- La France devient-elle une sorte de bouc émissaire ?
Alain Antil : Tout à fait. La politique française est critiquable, et il est toujours possible de critiquer un partenaire, ce qui est légitime dans une relation bilatérale. Mais à côté de cela, il y a des discours très enflammés, qui reposent souvent sur des visions biaisées ou des fausses informations. Pour prendre un exemple très concret, vous avez suivi les tensions très fortes entre le Bénin et le Niger. Le Bénin avait fermé la frontière avec le Niger pendant des mois et l'a rouverte, mais le Niger refuse d'ouvrir la sienne. Dans les discours de certains militaires nigériens, ils affirment qu'il faut d'abord que le président du Bénin retire les bases françaises du nord du Bénin. Le Niger accuse le Bénin d'avoir des bases françaises au nord de son territoire, et que ce seraient les militaires français qui armeraient les terroristes pour attaquer le Niger. Mais il n'y a pas de base française au nord du Bénin. C’est le premier ministre nigérien qui a propagé ce mensonge. Ce n'étaient pas simplement des gens dans la rue qui diffusaient des fake news, c'était au plus haut niveau. Voyez-vous le degré de fantasme ?

-- Votre article « Thématiques, acteurs et fonctions du discours anti-français en Afrique francophone » [i] analyse les activistes néo-panafricanistes qui attaquent la France tout en collaborant avec la Russie, comme Kémi Séba ou Nathalie Yamb.
Alain Antil : Au début, ils étaient certainement sincères, mais maintenant ce sont devenus des opportunistes, car ils vivent de leur activité. Cela ne me dérange pas que des gens en Afrique critiquent la France et disent que la France a été horrible, qu'elle a des réflexes néocoloniaux. Mais quand ils commencent à inventer des histoires, ce n'est pas la même chose. Par exemple, quand certains disaient que les soldats français volaient de l'or au nord du Mali, on n'est plus dans la critique, mais simplement dans la propagande et les mensonges. Je note que ces personnes ne critiquent jamais la Russie. Pour moi, et pour beaucoup d'Africains, ce sont des porte-voix de Moscou. Il faut bien vivre. Ces gens sont peu recommandables. Dans l'étude, on utilise le terme « néo-panafricanisme ». Eux ne disent pas « néo-panafricanisme », mais simplement « panafricanisme ». Je fais la distinction, et d'autres chercheurs africains aussi, en disant que le panafricanisme originel est un mouvement intellectuel et politique, tandis que le néo-panafricanisme ou le néo-souverainisme est plutôt un mouvement populaire propagé par les réseaux sociaux ou par la propagande.

-- Il semble toutefois certain que la Russie mène une stratégie de propagande en Afrique, mais certains pensent même qu'un complot russe est à l'origine de ces coups d'État.
Alain Antil : Prétendre que la Russie décide de tout et qu'elle est à l'origine de ces coups d'État est un discours très stéréotypé. C’est un peu comme un autre stéréotype qui affirme que tout est de la faute de la France coloniale. Il est vrai que la Russie profite de ces moments pour nouer des relations sécuritaires et diplomatiques très fortes, et elle a l'habileté de le faire rapidement. Peut-être y a-t-il eu des contacts préalables avec certains officiers, mais est-ce déterminant ? Je ne pense pas que les Russes aient préparé les coups d'État. Ce sont des phénomènes internes, plus politiques, plus naturels. La question se pose de la manière suivante pour les pays sahéliens : la France était jusqu'alors leur principal partenaire en matière de sécurité. Si vous rompez les liens avec votre premier partenaire de sécurité, vous devez trouver d'autres partenaires. Qui aujourd'hui dans le monde peut se substituer à la France dans les pays sahéliens ? Il y a très peu de pays prêts à envoyer des soldats, car ils ont d'autres priorités, et ils savent qu'ils seront critiqués. Envoyer des soldats dans un autre pays est une tâche très compliquée. La Russie offrait une solution l'année dernière, proposant des armes, l'envoi de sociétés militaires privées, etc. C'était une alternative. La Russie, étant membre du Conseil de sécurité des Nations Unies, peut également se substituer à la France dans la représentation des intérêts de ces pays dans les institutions internationales.

-- Il ne s'agit donc pas nécessairement de la Russie ?
Alain Antil : Ils vont essayer de se tourner vers de nouveaux partenaires, principalement la Russie. Mais à côté de cela, il y a aussi la Turquie, qui n'est pas engagée de la même manière, mais qui livre des armes, notamment des drones. Ils vont se tourner vers la Chine, mais la Chine n'a pas envie de s'impliquer politiquement et préfère se concentrer sur les aspects économiques. Ils vont se tourner vers certains pays du Golfe. Le Burkina Faso a même tendu la main à la Corée du Nord ou à l'Iran. Ils cherchent de nouveaux partenaires, car une fois qu'ils rompent avec la France, de nombreux pays européens disent qu'ils cessent également leur coopération. Le FMI et la Banque mondiale commencent à réfléchir et à dire qu'ils vont reconsidérer leur aide. Ils sont donc obligés de trouver de nouveaux partenaires, tant en matière de sécurité que de coopération, d'armement et de financement. Ils quittent un peu la sphère occidentale pour basculer dans d'autres types d'alliances. Évidemment, si la France avait tout réussi au Sahel, cela ne se serait pas passé. Il y a eu des problèmes de coopération militaire entre les États-Unis, les pays sahéliens et la France, en particulier entre le Mali et la France. Il y a eu de fortes tensions avant le coup d'État entre les autorités françaises et maliennes, et chacun avait des reproches à faire à l'autre. Les Maliens reprochaient à l'armée française de mener des actions sans les avertir, sans les respecter en tant qu'État souverain. Par exemple, les Maliens apprenaient certaines opérations françaises à la radio. Il y a eu des erreurs de non-respect de la souveraineté du côté français. Même si la présence française était tout à fait légale, il y avait un manque de confiance. Du côté français, on reprochait aux autorités maliennes principalement deux choses. Le premier reproche officiel était de dire : à quoi cela sert-il de chasser les djihadistes si, dans les zones où les djihadistes ont été chassés, l'État malien ne revient pas et ne se réinstalle pas ? C'était un vrai problème, et le président français l'a exprimé à plusieurs reprises. Le combat contre les djihadistes n'est pas simplement une guerre, mais implique aussi de rétablir un système de justice et un État fonctionnel. Le deuxième reproche, plus officieux, concernait la corruption persistante dans les armées maliennes, nigériennes, etc. Ces pays demandent de l'aide internationale, non seulement aux Français, mais aussi aux Japonais, Européens, Américains, au monde entier, tout en continuant à détourner de l'argent dans les caisses de l'armée.
Mali, Bamako, 2008


« Le défi marocain »
-- Certains affirment que l'influence du Maroc sur l'Afrique de l'Ouest s'accroît[ii]. Les Marocains pourraient être en concurrence avec l'Algérie pour l'influence sur le Mali.
Alain Antil : Traditionnellement, l'Algérie était très influente chez ses voisins du Sud, et le Maroc essaie de contester un peu cette influence et de créer d'autres types de coopérations. Il y a eu des tensions de plus en plus fortes entre l'Algérie et le Mali, surtout quand l'Algérie se permettait d'accueillir des hommes politiques, des leaders de mouvements armés ou des religieux maliens sans que les autorités maliennes aient donné leur accord. Les Maliens ont dit que cela déstabilisait le Mali. Il y avait des tensions entre les deux pays, mais il n'y a pas de rupture complète. Aujourd'hui, la relation bilatérale est très mauvaise. Mauvaise au point où les Maliens disent que ce sont les Français qui manipulent les Algériens ! Mais parallèlement à ce processus, les Marocains ont annoncé une initiative à la fin de l'année dernière en disant, « Nous allons essayer d'aider les pays du Sahel économiquement, politiquement, et au niveau sécuritaire. »
Donc, les Marocains ont promu cette initiative, notamment en disant « Nous allons vous offrir une façade maritime » et « Nous allons vous faciliter l'accès à nos ports. » Cela a créé une tension parce que les Algériens ont perçu cela comme une volonté du Maroc de profiter des difficultés actuelles de l’Algérie, en particulier dans sa relation avec le Mali, même si la tension a toujours existé entre le Maroc et l'Algérie.

-- Est-ce en lien avec le projet du chemin de fer ?
Alain Antil : Oui, mais cela fait tellement longtemps qu'on entend parler de ce chemin de fer, des pipelines, ce qu'on appelle les « éléphants blancs », c'est-à-dire des grands projets qu'on annonce mais qui n'ont jamais lieu. L'initiative du Maroc est vouée à l'échec parce qu'ils ont été très maladroits avec la Mauritanie. Ils n'ont pas averti la Mauritanie avant de lancer cette initiative. Pourtant, si vous voulez vous rendre du Mali ou du Burkina Faso au Maroc, vous devez traverser la Mauritanie. Donc, il fallait inclure la Mauritanie dans cette annonce pour vérifier s'ils étaient d'accord. Les Mauritaniens l'ont très mal pris à deux niveaux : un niveau politique, se demandant pourquoi les Marocains ne les ont pas avertis, et un autre économique, car les Mauritaniens n'ont aucun intérêt à ce que les marchandises des pays sahéliens arrivent dans les ports du Maroc, alors qu'ils ont leurs propres ports. Ils ne vont pas faciliter un accord qui affaiblirait les ports de Nouadhibou et de Nouakchott.

-- Donc, c'était un plan plutôt imaginaire...
Alain Antil : Oui, à mon avis, c'est une erreur du Maroc. Ils ont été trop rapides, n'ont pas assez réfléchi, ni consulté. Et au niveau sécuritaire, on ne sait pas ce que le Maroc peut proposer aux pays sahéliens pour lutter contre le terrorisme.
Si on reprend l'histoire du terrorisme régional avant la création du G5 Sahel, il y avait une autre structure créée par l'Algérie appelée le Comité d’état-major opérationnel conjoint (CEMOC). Elle a été créée en 2010 à Tamanrasset, au sud de l'Algérie, avec la Mauritanie, le Mali, et le Niger pour lutter ensemble contre le terrorisme. Mais cela n'a pas fonctionné, et les pays du Sahel ont créé le G5. Même si l'Algérie a toujours essayé de se placer au centre de la lutte antiterroriste dans la région, elle a perdu un peu de crédit, notamment vis-à-vis des Maliens. Et aujourd'hui, le Maroc essaie de profiter de la situation pour dire « Nous aussi, nous pouvons faire des choses contre le terrorisme. »

« L'argent du Golfe »
-- Ces dernières années, j'imagine que les États du Golfe ont également été influents dans la région du Sahel, mais quel type de relations entretiennent-ils réellement ?
Alain Antil : Comme le Japon, la France, l'Allemagne, et les États-Unis, qui ont créé des ministères ou des institutions d'aide, l'argent qui vient du Golfe vers les pays du Sahel depuis plusieurs décennies représente des montants assez importants.
Au Sahel, cela a commencé il y a plusieurs décennies avec l'Arabie Saoudite. Au moment où il y a eu des tensions entre les pays du Golfe, cela s'est ressenti dans certains pays sahéliens, car le Qatar était assez présent. En Mauritanie, il y a eu de véritables tensions, et le gouvernement a joué un peu sur ces tensions. Les Qataris étaient proches de tous les mouvements des Frères musulmans, et en Mauritanie, une partie de l'opposition islamique était soutenue par les Frères musulmans. La Mauritanie a choisi de ne pas couper complètement les liens diplomatiques avec la Qatar, mais elle s'est déclarée pro-saoudienne. Je ne sais pas s'ils ont envoyé des soldats dans la guerre au Yémen, mais ils ont déclaré qu'ils étaient de tout cœur avec les Saoudiens. C'est symbolique, mais important pour l'Arabie Saoudite.
Il y a de l'aide bilatérale, mais aussi beaucoup d'associations ou d'ONG qui interviennent dans les pays sahéliens. Une des conséquences de l'aide des pays du Golfe aux pays sahéliens est qu'elle a permis de financer des ONG islamiques. Certains ont accusé ces pays de financer le terrorisme. À mon avis, c'est très exagéré, bien qu'on ne puisse pas exclure que dans certains bureaux de certaines ONG, de l'argent ait pu aller aux djihadistes. 
Il y a une dizaine d'années, on parlait beaucoup d'argent qatari qui aurait financé le djihadisme au nord du Mali. J'ai essayé d'enquêter sur ce sujet, et ce qui semble être le cas, c'est que les Qataris eux-mêmes sont très peu nombreux à être impliqués. Même dans leur propre pays, ils sont minoritaires par rapport aux étrangers. Donc, lorsqu'ils montent des ONG ou des associations, ce ne sont pas des Qataris qui représentent l'aide qatarienne au Mali ; ils recrutent des Maghrébins ou d'autres personnes. Peut-être que, à titre personnel, certaines de ces personnes ont été pro-djihadistes, mais cela ne signifie pas que le Qatar a décidé de financer le terrorisme. Ce phénomène a eu lieu, mais en tout cas, l'argent venu des pays du Golfe a clairement soutenu une certaine forme d'islam au Sahel.
Dans le monde sunnite, et en particulier en Afrique, le discours des salafistes et des wahhabites est de dire que l'islam tel qu'il se présente au Sahel ou en Afrique de l'Ouest n'est pas le vrai islam.
Burkina Faso, Bobo-Dioulasso, 2009


« Questions de sécurité »
-- Selon vous, à quoi ressemblera la région du Sahel dans dix ans ?
Alain Antil : Ce que je vais vous dire est extrêmement pessimiste.
Je travaille depuis longtemps sur les questions de sécurité au Sahel, et je trouve qu’il y a une très mauvaise perception de ces questions. Nous avons des problèmes parce que nous mettons tout sous un même chapeau.
Par exemple, vous avez le terrorisme qui est présent, mais les gens qui rejoignent les groupes terroristes ne sont pas forcément des terroristes. Dans certaines régions du Burkina Faso aujourd'hui, on rejoint les groupes terroristes simplement parce que l'armée attaque certains villages. Donc, on entre dans les groupes terroristes pour protéger sa propre communauté, notamment chez les Peuls. Les dynamiques d'engagement dans les groupes terroristes sont très variées.
Je résume souvent la dynamique des conflits en trois dimensions. Il y a une dimension idéologique : c’est vrai qu'il y a des gens qui sont convaincus qu'il faut renverser les États et installer un nouvel ordre politique basé sur un référentiel religieux. C'est ce que j'appelle les djihadistes. Ils ont un projet clair, un projet politico-religieux.
À côté de cela, il y a d'autres gens qu'on trouve aussi dans les groupes terroristes, mais qui se battent pour une autre raison. Ils se battent parce que, depuis les indépendances, ils se sentent abandonnés par l'État, qui ne fait rien pour eux. Ils se sont plaints de plusieurs manières, ont essayé de voter pour les partis au pouvoir, ont tenté de s'opposer, mais rien n'a fonctionné. Un jour, ils prennent les armes parce que l'État ne fait rien pour eux, à cause des rackets ou des vols, et de l'argent qui leur est destiné. Donc, il y a une deuxième dimension : une insurrection contre les États, tout simplement parce que l'État gère mal les choses.
En suite, il y a une troisième dimension cette fois-ci, qui est très locale, sur des tensions qui existent entre communautés ou au sein des communautés. Au Burkina Faso, dans certains endroits, vous avez un village peul et un village mossi. Et puis ils sont adversaires parce qu'il y a certaines terres que les deux villages revendiquent. Donc là, il y a un conflit communautaire. Mais dans le Sahel, il y a beaucoup de communautés qui ont une hiérarchie sociale très rigide. C'est-à-dire que chez les Peuls, par exemple, vous avez des nobles et vous avez des anciens esclaves. Et parfois, pour les Peuls d'anciens esclaves, les premiers ennemis sont les Peuls nobles. Au Burkina Faso, le djihadisme est très récent. Cela débute en 2016. Le premier mouvement djihadiste qui s'implante au Burkina Faso est un mouvement qui s'appelle « Ansarul Islam ». Quand on regarde les premières cibles d'Ansarul Islam, ce sont des chefs communautaires peuls, des imams, et des élus. En fait, qui était présent dans l'Ansarul Islam ? Au début, c'étaient quasiment tous des Peuls d'origine d'anciens esclaves avant que la composition ne se complexifie. Si on ne comprend pas qu'au Sahel il y a ces trois dimensions, la dimension idéologique, la dimension insurrection contre l'État, et la dimension lutte locale, on ne peut pas comprendre la dynamique. C'est-à-dire que le conflit est très complexe. Il n'y a pas un front contre les djihadistes, il y a des fronts. Il y a plein de petites guerres en fait. C'est pour cela que les États ont du mal.

-- Je comprends que les choses sont extrêmement complexes.
Alain Antil : Dans certaines zones rurales, les djihadistes sont assez populaires parce que les gens estiment que l'État n'est pas capable d'assurer un système de justice. C'est une justice corrompue. C'est une justice absente des espaces ruraux. Et la plupart des gens au Sahel ont besoin d'un État qui puisse dire à qui appartient ce terrain, ou à qui appartient ce puits. L'État n'est pas capable de dire cela parce que c'est un État qui est corrompu. Et vous avez les djihadistes qui arrivent en disant qu'ils vont appliquer leur système de justice. Les populations disent qu'ils sont moins corrompus et plus justes que la justice étatique. Donc, il y a cet aspect. C'est pour cela qu'en Somalie, on parle toujours des tribunaux islamiques. En fait, un des aspects de la progression des djihadistes, c'est le système de justice. C'est comme ça qu'ils arrivent à gagner. Alors, ils gagnent des populations par la contrainte, par la peur, par la menace, par les massacres. Mais il y a un autre aspect que nous ne voulons pas voir, c'est que le système de justice qu'ils mettent en place, pour certaines populations, est plus juste que ce que l'État propose.
Je connais un chercheur qui travaille sur la Côte d'Ivoire. Il y a une toute petite partie de la Côte d'Ivoire proche du Burkina Faso où il y a des djihadistes. Mais la Côte d'Ivoire gère assez bien la situation. La zone est quand même assez petite et ne s’étend pas. Dans cette zone-là, il y a deux routes. Il y en a une qui est contrôlée par les forces de sécurité et une autre qui est contrôlée entièrement par les djihadistes. Les populations de la zone disent qu'elles sont beaucoup plus rackettées sur la zone contrôlée par les forces de sécurité que sur la zone contrôlée par les djihadistes. Les chercheurs locaux lui ont dit la chose suivante : quand on passe par la route contrôlée par les djihadistes, au premier barrage, on paie une taxe, mais les djihadistes donnent un reçu. Avec ce reçu, aux autres barrages, on n’est plus taxés. Par contre, du côté des forces de sécurité, au premier barrage, on vous rackette et on ne vous donne pas de reçu. Aux barrages suivants, on vous rackette à nouveau, et au troisième barrage, on vous rackette encore. Voilà. Donc, si vous voulez, l'idéal des populations n'est évidemment pas d'être dirigé par des islamistes. Mais on voit aussi que l'État est en faillite.
C'est vraiment un tout petit exemple, mais au Sahel, il y a plein de choses comme cela. Par exemple, il y a eu des témoignages recueillis auprès des populations. Il y avait un témoignage d'un éleveur qui s'est fait voler son bétail. Il sait à peu près qui l'a volé. Il va au poste de police pour porter plainte et pour leur demander de faire le nécessaire pour récupérer le bétail. Les policiers le mettent en prison. C'est bizarre, il est quand même la victime. Ensuite, ils le libèrent, mais ils lui disent qu’ils vont lui rendre la moitié de son bétail. Il a le choix : soit il leur donne la moitié, soit il ne récupère rien. Ce qui veut dire qu'ils gardent le reste. C'est l'État au nord du Mali. L'État ne protège pas les populations.
Aujourd'hui, les principaux fournisseurs d'armes des djihadistes sont les armées nationales, parce que les casernes sont là. La dernière attaque qui a eu lieu au Burkina Faso a duré moins de deux heures. Il y a eu au moins 100 militaires burkinabè tués, et vous avez des vidéos d'Al-Qaïda qui montrent tout le matériel récupéré. C'est impressionnant parce que ce ne sont plus simplement des cartouches, mais des fusils, des véhicules.
Mali, 2008


« Question éducative »
Le deuxième exemple, c'est quand vous regardez les fondamentaux démographiques et économiques. Ils sont très mauvais pour les pays du Sahel. Aujourd'hui, un pays comme le Niger, qui a le taux de natalité le plus élevé au monde, verra sa population doubler d'ici 2050. Il y avait 3 à 4 millions de personnes à l'indépendance, il y en a 25 millions aujourd'hui, et il y en aura 50 millions en 2050. C'est un des pays les plus pauvres du monde, avec un État très médiocre, et un système éducatif très médiocre, ce qui ne peut qu'aller mal. Il ne s'agit pas uniquement de la démographie, mais il faut comprendre la démographie par rapport aux problèmes que cela peut poser. Le premier problème est de savoir si les États sahéliens sont capables de créer des emplois pour une population active qui explose. La réponse est non. Le deuxième point, c'est qu'il y a des passages obligés pour qu'un pays se développe. C'est la question éducative. Dans tous les pays qui se sont développés dans l'histoire, il y a une phase où l'on parvient à scolariser massivement la population. Si les gens sont de mieux en mieux formés, ils sont de plus en plus productifs. Ce sont des cycles qu'on observe en Europe, en Asie, partout où cela s'est développé. Aujourd'hui, au Sahel, même si vous augmentez le budget de l'éducation, ce qui a été fait dans tous les pays sahéliens, l'augmentation de la démographie est tellement forte que l'investissement du pays dans chaque élève diminue. Ensuite, ces pays ont une grande difficulté à former des professeurs de bonne qualité. L'éducation, ce n'est pas simplement bâtir des murs et des écoles. Il faut aussi que dans ces écoles, il y ait du matériel scolaire, des tables, des tableaux, des livres. Et surtout, il faut des professeurs bien formés. C'est le problème des pays sahéliens et c'est une catastrophe.
Il y a des exemples. Je suis allé en 2017 au Tchad, et un Tchadien me disait : « Aujourd'hui, il faut vous rendre compte qu'au Tchad, quelqu'un qui est en dernière année de lycée a le niveau d'un collégien français d'avant-dernière année. »

-- C'est choquant.
Alain Antil : Alors, moi, je ne suis pas du tout un prospectiviste. Je ne prédis pas l'avenir, mais un des éléments importants pour appréhender l'avenir est de regarder l'investissement dans l'éducation. Quand on regarde l'Afrique seule, on peut dire qu'il y a plus de classes, plus de personnes formées, et plus de cadres. Mais quand vous comparez l'Afrique subsaharienne à l'Amérique latine, aux Caraïbes, ou à l'Asie du Sud, vous voyez que l'Afrique évolue moins vite que ces régions. En fait, l'Afrique est devenue la dernière de la classe. Et au Sahel, c'est encore pire que dans le reste de l'Afrique. Les jeunes auront passé six ou sept ans dans les écoles, et ils auront atteint le collège ou le lycée, mais avec un niveau très médiocre. Ils arrivent sur un marché de l'emploi où il n'y a pas d'emplois. Ils sont obligés de se tourner vers le secteur informel. Cela constitue une bombe politique. Dans les trois ou quatre prochaines décennies, ce problème va se poser de plus en plus. Donc la question de savoir si l'armée malienne va réussir à vaincre les djihadistes est secondaire par rapport aux défis démographiques, sociaux et économiques qui attendent les pays du Sahel.
Il faut aussi examiner la prospective démographique du Nigéria. Le sud du Niger et le nord du Nigéria sont les mêmes communautés. La zone qui croît le plus rapidement au monde est le sud du Niger et le nord du Nigéria, car ce sont les mêmes populations avec le même taux de fécondité. Il y a des écarts de développement au Nigéria qui sont très importants entre le Nord et le Sud, où les gens sont mieux éduqués et l'économie fonctionne mieux. On sait qu'aujourd'hui il y a 200 millions d'habitants au Nigéria. Dans 30 ans, il y en aura 400 millions, dépassant les États-Unis. Je ne pense pas que cela se passera tranquillement. Donc nous avons une zone en Afrique de l'Ouest, du Sahel au nord du Nigéria, où tous les indicateurs, c’est-à-dire la capacité à créer des emplois, la qualité des services de l'État, et la capacité de l'État à assurer la justice, sont mauvais. C'est un aspect qu'on ne souligne pas assez.

-- N'est-ce pas le décalage économique entre le littoral et les provinces de l'intérieur ?
Alain Antil : Oui. En fait, le développement en Afrique se fait principalement sur les littoraux ou dans les grandes villes, tandis que les pays enclavés comme le Burkina Faso, le Mali, et le Niger rencontrent des difficultés. Pour ces pays enclavés, il y a un surcoût pour leurs exportations et leurs importations. Cela constitue un véritable frein au développement. Mais en plus de cela, il y a les pratiques de corruption. Tous les problèmes en découlent.
Au Burkina Faso, le premier coup d'État de janvier 2022 a eu lieu quelques semaines après un événement qui a choqué les Burkinabè au nord du pays. Il y avait une caserne de gendarmes tout au nord du pays. Un jour, cette caserne a été attaquée par des djihadistes et une cinquantaine de gendarmes ont été tués. Les gens ont été choqués par le fait lui-même et par d'autres détails. Les gendarmes n'étaient plus ravitaillés. C'est-à-dire que l'armée ne leur fournissait plus de nourriture, alors les gendarmes eux-mêmes étaient obligés d'aller chasser en brousse pour se nourrir. Donc ce n'est pas simplement le problème de l'armée qui a subi une défaite. Il y a une faillite logistique derrière cela.
Donc, nous sommes dans une phase d'effondrement de l'État, c'est-à-dire que l'économie est à l'arrêt, les entreprises fonctionnent très mal, et la fiscalité est défaillante. Nous sommes vraiment dans un cycle de déclin de l'État au Burkina Faso dans ses capacités à gérer les affaires.
De plus, ils ont expulsé les journalistes étrangers. Ils les ont menacés et ont fermé certains médias. Les journalistes burkinabè ont peur. Parce que si vous êtes journaliste burkinabè et que vous publiez un article critiquant légèrement le président, on vient vous enlever la nuit chez vous et vous disparaissez.
Pour les journalistes étrangers, c'est également très compliqué car soit ils n'ont pas de visa, soit leur média est interdit. Aujourd'hui, le pouvoir se maintient simplement parce qu'il maîtrise la communication. Il prétend obtenir des succès tous les jours.

-- Face à une telle situation, on ne peut s'empêcher de penser aux échecs de la communauté internationale en Afghanistan.
Alain Antil : Peut-être. Pour le Sahel, il est déjà un peu trop tard. Le grand enjeu aujourd'hui est de faire en sorte que cela ne s'étende pas aux autres pays, c'est-à-dire au Sénégal, à la Guinée, au Togo, et au Ghana.
 

[i]
Alain ANTIL, Thierry VIRCOULON, François GIOVALUCCHI, « Thématiques, acteurs et fonctions du discours anti-français en Afrique francophone », Études de l'Ifri, 14 juin 2023, https://www.ifri.org/fr/publications/etudes-de-lifri/thematiques-acteurs-fonctions-discours-anti-francais-afrique
[ii] « Le Maroc veut donner aux Etats du Sahel un accès à l’Atlantique », lemonde.fr , 2024.01.16. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2024/01/16/le-maroc-veut-donner-aux-etats-du-sahel-un-acces-a-l-atlantique_6211058_3212.html

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